23 août 2006

L'oeuvre de Bourdieu est-elle soluble dans l'idéologie ?

Bourdieu n’est pas une de mes idoles ( j’ai des références, des auteurs préférés, des artistes qui me comblent, des personnes que j’admire pour telle ou telle raison, mais je me garde bien d’idolâtrer qui que soit !), c’est un grand penseur du monde contemporain, un professeur hors pair, un homme rare, sincère, honnête, franc et qui n’avait pas son intelligence dans sa poche. Alors, oui, comme je connais peu de gens de cette trempe, encore moins de contemporains, c’est vrai que j’ai tendance à y faire référence assez souvent. Je partage une (grande) partie de ses analyses, je ne suis pas d’accord avec une autre partie et, je l’avoue humblement, certaines parties me demeurent totalement ou partiellement incompréhensibles car je ne dispose pas des outils, de l’intelligence, de la culture, etc. nécessaires pour y parvenir.

Je n’affirmerai sans doute jamais que la science (toute science !) est irréfutable. Je pense au contraire que toute science est discours, échange, expérimentations, réfutations, etc. Les exemples sont nombreux concernant n’importe quelle discipline scientifique qui montrent que des certitudes, démontrées dans les règles de l’art à de nombreuses reprises, peuvent se révéler inexactes, incomplètes, fausses, biaisées, etc. Le discours scientifique est soumis aux mêmes incertitudes que le discours d’opinion. C’est pourquoi, d’ailleurs, le discours SUR la science semble totalement vain. Il n’existe pas de science dure ou molle, exactes ou humaines. Il y a des règles de la recherche scientifique qui permettent de travailler sur tel objet, ce qui le rend « scientifique », mais les démonstrations, assertions, déductions, etc. qui en découlent ne sont jamais que l’expression d’une opinion plus ou moins partagée et qui ne demande qu’à être réfutée.

Le savoir général de l’humanité est majoritairement constitué de croyances et d’idéologies. Le caractère scientifique n’a rien à voir avec le fait d’être partagé par le plus grand nombre.

Les recherches des alchimistes, des théologiens de tous poils, des nazis concernant l’existence des races, etc. se basent toutes sur des faits réels mais n’ont pas grand chose à voir avec la science car elles ne s’appliquent pas la rigueur scientifique. Ces règles sont exposées et discutées dans les œuvres de nombreux auteurs et seraient sans doute trop longues à lister ici, d’autant plus qu’elles-mêmes sont sujettes à discussion.

L'astronomie contemporaine, dans ses recherches les plus poussées, est plus proche de la philosophie que des certitudes de l'arithmétique d'école primaire. Et même les mathématiciens, désormais, ont des débats interminables, au plus haut niveau, pour savoir si ce que l'un d'entre eux présente comme une démonstration d'un théorème démontre véritablement ce qu'il prétend démontrer.

On fait souvent une erreur, mais elle est commune, répandue, elle est même l’expression de ce qu’on appelle « le bon sens », qui est immense, c’est de croire que le comportement humain ne répond pas à des règles, que les comportements collectifs sont imprévisibles et irrationnels et qu’on ne peut en tirer – peut-être pas exactement des équations, des théorèmes, encore moins des certitudes – des observations si fines, si détaillées, vérifiables et d’une qualité souvent supérieure mais au moins égale à celles qu’on retient de l’astrophysique, la physique, la chimie voire même les mathématiques fondamentales. Et ce n’est pas nouveau, ce n’est pas Bourdieu qui l’a montré le premier mais il l’a bien explicité ( parmi d’autres d’ailleurs : Héraclite, Heiddegger, M. Klein, Montesquieu, Machiavel, etc.).

Paradoxalement, le comportement collectif est notablement plus prévisible et « rationnel » que le comportement individuel. Demandez à Hitler, Staline, Castro, Mao, Pétain, de Gaulle, Sarkosy, S. Royal, etc.

L’œuvre de Marx, par exemple, ou celle de Sartre, - je cite ces deux auteurs parce qu’on les classent souvent dans les mêmes « rayons » de la pensée, de gauche, typiquement - reposent certes sur une observation plus ou mois fine des comportements humains et, in fine, des sociétés humaines, mais dans leur écrasante majorité ne répondent quasiment jamais aux règles de l’observation scientifique et très souvent aux dogmes idéologiques. Ce qui n’est pas le cas de Bourdieu, qui reprochait souvent à ses étudiants et interlocuteurs de ne lire des auteurs que leurs conclusions et des études que leurs conclusions aussi.

Bien entendu, je ne parle pas de socialisme et, encore moins scientifique, je parle de sociologie et de science mais il me paraît tout à fait honorable qu’on rapporte les démonstrations d’un sociologue qui voué tout sa vie et son œuvre à expliciter les mécanismes de la vie en sociétés suivant des procédés scientifiques pour les opposer aux principes idéologiques qui sous-tendent le marxisme ( qui sont à Marx, ce que le viol est au romantisme ).

« A l'opposé, Marx est bien entendu un sociologue, en ce sens qu'il a tenté de discerner des faits passés inaperçus de ses contemporains dans les mécanismes économiques et politiques, et d'en tirer des lois générales, objectives, d'évolution des sociétés. Pour Raymond Aron, qu'on ne peut suspecter de marxisme, Auguste Comte et Karl Marx sont les premiers sociologues. »1

Marx n’était pas un économiste, pas plus qu’il n’était un sociologue. Il a « fait » de l’économie, il a « fait » de la sociologie mais il n’était ni l’un ni l’autre et le savait et le reconnaissait. Entre nous, je peux même vous avouer qu’il détestait l’économie et n’y voyait qu’un instrument de domination des classes ouvrières. Ce qui lui permet de rester de marbre dans sa tombe, ce qui n’est déjà pas si mal que ça. Vu ce qu’il a enduré dans sa vie, il a sans doute acquis le droit de se reposer en paix, si tant est qu’il en soit conscient…

Mais il y a une différence fondamentale entre les uns et les autres. Bourdieu n’assène de convictions que lorsque l’observation scientifique, démontrée (mais non irréfutable comme on l’a vu plus haut) l’autorise à le faire. Tandis que l’œuvre des 2 autres exemples n’est qu’un ensemble de positions intellectuelles, qui s’appuient parfois sur des observations tout à fait pertinentes du fonctionnement social mais qui, mises en cohérence, ne laissent surnager que quelques positions dogmatiques , en tous cas qui relèvent des idées, de la création, du projet (politique, social, etc.) et dont l’objectif est de convaincre et non pas de rendre compte. Voilà la distinction fondamentale entre ces différentes expressions. Que je résume, maladroitement et à la serpe (j’allais dire à la faucille…) par Marx et Sartre : idéologues ; Bourdieu : sociologue scientifique.

Bourdieu explique les conditions de la domination, des rapports sociaux, etc. certes pour mieux dénoncer ou, plutôt, pour mieux comprendre ces mécanismes mais en aucun cas, il érige ses réflexions en dogme, en projet. Que la gauche (laquelle ?) se le soit approprié, qu’il ait été complaisant sur la fin de sa vie avec cette récupération idéologique n’enlève rien à ce que je viens de préciser, ni ne nous permet d’affirmer que son œuvre soit ancrée à gauche.

Le problème des hommes politiques, aujourd’hui et en tous pays occidentaux, est qu’ils n’ont plus un cadre théorique cohérent qui leur permettent de « lire » le monde et les hommes. Nous sommes revenus à une époque de l’empirisme politique mais ce qui était un creuset dans l’antiquité et jusqu’au siècle des Lumières, approximativement, pour de nouvelles formes de projet politique, se transforme aujourd’hui en un vaste bouillon où se noient les 9/10 de l’humanité. Alors, quand un penseur, d’où qu’il vienne, propose une analyse qui permet de donner du sens à la vie en société, il semble évident que nos hommes politiques s’en emparent avidement et si rapidement qu’ils en oublient bien souvent les hypothèses, les problématiques, les démonstrations pour n’en retenir que les conclusions et, parmi celles-ci, celles qui les confortent dans leur point de vue. Une partie de la gauche s’est emparée de Bourdieu et de son œuvre, lui-même a, en partie, laissé faire mais cela ne catalogue, n’étiquette, et surtout ne pervertit nullement la qualité de son travail, ni ne l’ancre à gauche définitivement.

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